6 janvier 2010

Décoloniser la langue ?

Hier, j’ai présenté la musique de Fred Pellerin à un de mes élèves. J’ai demandé à ce dernier ce qu’il en pensait. Celui-ci m’a répondu avec un quelconque dégoût «j’ai de la misère avec le joual.» Je trouvais que son attitude face à sa propre langue représentait de façon évidente un exemple du phénomène de colonisation.

Ça m’a rappelé ce texte que Gaston Miron à écrit en 1973 sur la chose:

Décoloniser la langue

Quelle est la situation de la langue au Québec?

Je veux préciser que je ne suis pas linguiste. Lorsque je parle de langue, la mienne, la nôtre, c’est en relation avec un travail de parle et d’écriture qui est le mien comme écrivain. Mon propos découle davantage d’une réflexion sur la langue et d’observations sociolinguistiques que d’étude de la langue en soi. En cours de route, soit pour communiquer, soit pour m’exprimer, j’ai pris conscience de carences linguistiques, de difficultés du même ordre, qui avaient provoqué des traumatismes et des conflits chez moi.

C’est alors que je me suis remis en question non seulement dans ma pratique d’écrivain mais comme sujet parlant dans ma société. J’ai fait pour mon compte une sorte de procès de mon langage, et principalement de la langue qui est une modalité particulière du langage, qui est instrument de communication dans sa fonction essentielle, de «compréhension mutuelle», dit André Martinet.

J’ai cherché à comprendre comment la langue fonctionnait chez moi et quelle était le fonctionnement de la langue commune à l’échelle de mon entourage et de la communauté. Peu à peu s’est imposé à moi le constat que j’étais devenu, pour une bonne part, étranger à ma propre langue, que celle-ci subissait à mon insu l’intrusion d’une autre langue, en l’occurence l’anglais. Je ne savais pas l’anglais, et cependant j’étais un unilingue sous-bilingue: je savais une centaine d’expressions toutes faites comme where is Peel Street?, qui me permettent d’être fonctionnel et directionnel dans cette société.

Quand je lisais: Glissant si humide, je croyais que c’était du français, je comprenais parce qu’en même temps je lisais Slippery when wet, alors que c’est de l’anglais en français, c’est l’altérité. Pendant dix ans j’ai emprunté des centaines de fois les autoroutes sans tiquer au sujet de la signalisation: Automobiles avec monnaie exacte seulement/Automobiles with exact change onlyPartez au vert/Go on green, etc., et j’ai constaté que des milliers d’usagers en faisaient autant.

Un jour, j’ai ressenti un étrange malaise, presque schizophrénique. Je ne savais plus dans ce bilinguisme instantané, colonial, reconnaître mes signes, reconnaître que ce n’était plus du français. Cette coupure, ce fait de devenir étranger à sa propre langue, sans s’en apercevoir, c’est une forme d’aliénation (linguistique) qui reflète et renvoie à une aliénation plus globale qui est le fait de l’homme canadien-français, puis québécois, dans sa société, par rapport à sa culture et à l’exercice de ses pouvoirs politiques et économiques.

Cette situation existe-t-elle toujours?

[…] Notre langue comme outil de communication, et même d’expression, est toujours dans une situation prépondérante de diglossie. Ce terme désignerait une situation où une communauté utilise, suivant les circonstances, un idiome plus familier et de moindre prestige (le français) ou un autre perçu comme plus savant, plus recherché et prestigieux (l’anglais). Mais la situation est encore plus complexe car non-seulement sommes nous au prise avec un idiome perçu comme prestigieux (l’anglais), mais à l’intérieur même des dialectes québécois et français certains voudraient nous faire adhérer à un dialecte lui aussi perçu comme prestigieux: le français international.

Là encore, , cette situation renvoie au statut du sujet parlant, l’homme québécois, son statut social dans la société canadian, et dans sa propre société où il est majoritaire. Pourtant sa langue n’est le signe d’aucune promotion sociale, d’aucune mobilité verticale, sauf dans les cas où la société québécoise constitue un marché. Il n’est relativement à l’aise pour sa communication que dans les domaines de l’intériorité culturelle: la religion, l’école, la famille, les services, les manifestations spécifiquement culturelles. Ces domaines correspondent d’ailleurs aux pouvoirs partiels dont il dispose à Québec, que ses pères ont durement négociés et payés par le passé, au prix d’échecs et de guérillas parlementaires, et sur lesquelles il s’appuie pour résister, pour se survivre comme entité culturelle et linguistique distincte.

[…]

Il en vient à percevoir sa culture, et sa langue qui en est le produit, comme dévalorisées, pour usage domestique seulement. […] L’homme québécois n’est pas à blâmer pour cette situation, il n’a pas à rougir non plus de sa langue commune qui se dégage de l’ensemble de ses dialectes, qui tient le coup. Les responsables, se sont les élites politiques et bourgeoises en collusion avec la minorité possédante canadian du Québec et le centralisme d’Ottawa, qui le maintiennent sur son propre territoire dans un modèle de société coloniale infériorisant.

Cet extrait est tiré du recueil monument de Gaston Miron, L’homme rapaillé paru en 1998 aux Éditions Typo, pp. 207-218

Facebook
Twitter
LinkedIn
Pinterest